ceci n'est pas un porno
MICHEL FOUCAULT, 1973
Nulle part, il n'y a de pipe.
A partir de 1à , on peut comprendre la dernière version que Magritte a donne de Ceci n'est pas une pipe. En plaà§ant le dessin de la pipe et l'ènonce qui lui sert de lègende sur la surface bien clairement dèlimitèe d'un tableau (dans la mesure ou il s'agit d'une peinture, les lettres ne sont que l'image des lettres; dans la mesure ou il s'agit d'un tableau noir, la figure n'est que la continuation didactique d'un discours), en plaà§ant ce tableau sur un trièdre de bois èpais et solide, Magritte fait tout ce qu'il faut pour reconstituer (soit par la pèrennitè d'une oeuvre d'art, soit par la vèritè d'une leà§on de choses) le lieu commun à l'image et au langage.
Tout est solidement amarrè a l'intèrieur d'un espace scolaire: un tableau « montre » un dessin qui « montre » la forme d'une pipe; et un texte ècrit par un instituteur zèlè « montre » que c'est bien d'une pipe qu'il s'agit. L'index du maà®tre on ne le voit pas, mais il règne partout, ainsi que sa voix, qui est en train d'articuler bien clairement: « ceci est une pipe ». Du tableau à l'image, de l'image au texte, du texte à la voix, une sorte d'index gènèral pointe, montre, fixe, repère, impose un système de renvois, tente de stabiliser un espace unique. Mais pourquoi ai-je introduit encore la voix du maà®tre ? car à peine a-t-elle dit « ceci est une pipe » qu'elle a du aussi se reprendre et balbutier: « ceci n'est pas une pipe, mais le dessin d'une pipe », « ceci n'est pas une pipe mais une phrase disant que c'est une pipe », « la phrase: « ceci n'est pas une pipe » n'est pas une pipe »; « dans la phrase « ceci n'est pas une pipe », ceci n'est pas une pipe: ce tableau, cette phrase ècrite, ce dessin d'une pipe, tout ceci n'est pas une pipe ».
Les nègations se multiplient, la voix s'embrouille et s'ètouffe; le maà®tre confus baisse l'index tendu, tourne le dos au tableau, regarde les èlèves qui se tordent et ne se rend pas compte que s'ils rient si fort, c'est qu'au-dessus du tableau noir et du maà®tre bredouillant ses dènègations, une vapeur vient de se lever qui peu à peu a pris forme et maintenant dessine très exactement, sans aucun doute possible, une pipe. « C'est une pipe, c'est une pipe » crient les èlevès qui trèpignent tandis que le maà®tre, de plus en plus bas, mais toujours avec la màªme obstination, murmure sans que personne ne l'ècoute dèsormais: « et pourtant ceci n'est pas une pipe ». Il n'a pas tort: car cette pipe qui flotte si visiblement au-dessus de la scène, comme la chose à laquelle se rèfère le dessin du tableau noir, et au nom de laquelle le texte peut dire à juste titre que le dessin n'est pas vraiment une pipe, cette pipe elle-màªme n'est qu'un dessin; ce n'est point une pipe. Pas plus sur le tableau noir qu'au-dessus de lui, le dessin de la pipe et le texte qui devrait la nommer ne trouvent ou se rencontrer et s'èpingler l'un sur l'autre comme le calligraphe avec beaucoup de prèsomption, avait essaye de le faire. Alors, sur ses montants biseautès et si visiblement instables, le chevalet n'a plus qu'à basculer, le cadre à se disloquer, le tableau à rouler par terre, les lettres à s'èparpiller, la « pipe » peut « se casser »: le lieu commun" oeuvre banale ou leà§on quotidienne"a disparu.[...] Mais l'ènoncè, ainsi articule deux fois dèjà par des voix diffèrentes, prend à son tour la parole pour parler de lui-màªme: « Ces lettres qui me composent et dont vous attendez, au moment où vous entreprenez de les lire qu'elles nomment la pipe, ces lettres, comment oseraient-elles dire qu'elles sont une pipe, elles qui sont si loin de ce qu'elles nomment ? Ceci est un graphisme qui ne ressemble qu'à soi et ne saurait valoir pour ce dont il parle ». Il y a plus encore: ces voix se màªlent deux a deux pour dire, parlant du troisième èlèment, que « ceci n'est pas une pipe ». Liès par le cadre du tableau qui les entoure tous deux, le texte et la pipe d'en bas entrent en complicitè: le pouvoir de dèsignation des mots, le pouvoir d'illustration du dessin dènoncent la pipe d'en haut, et refusent à cette apparition sans repère le droit de se dire une pipe, car son existence sans attache la rend muette et invisible. Lièes par leur similitude rèciproque, les deux pipes contestent à l'ènoncè ècrit le droit de se dire une pipe, lui qui est fait de signes sans ressemblance avec ce qu'ils dèsignent. Liès par le fait qu'ils viennent l'un et l'autre d'ailleurs, et que l'un est un discours susceptible de dire la vèritè, que l'autre est comme l'apparition d'une chose en soi, le texte et la pipe d'en haut se conjuguent pour formuler l'assertion que la pipe du tableau n'est pas une pipe. Et peut-àªtre faut-il supposer qu'outre ces trois èlèments, une voix sans lieu (celle du tableau, peut-àªtre, tableau noir ou tableau tout court) parle dans cet ènoncè; ce serait en parlant à la fois de la pipe du tableau, de la pipe qui surgit au-dessus, qu'elle dirait:
« rien de tout cela n'est une pipe; mais un texte qui simule un texte; un dessin d'une pipe qui simule un dessin d'une pipe; une pipe ( dessinèe comme n'ètant pas un dessin) qui est le simulacre d'une pipe (dessinèe à la manière d'une pipe qui ne serait pas elle-màªme un dessin) ». Sept discours dans un seul ènoncè. Mais il n'en fallait pas moins pour abattre la forteresse ou la similitude ètait prisonnière de l'assertion de ressemblance.
Ceci n'est pas une pipe, Fata Morgana, 1973
MICHEL FOUCAULT
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